"Marché de l'art - Chapitre 8 - L’offre aujourd'hui; Art contemporain ou art commercial?"
L’offre esthétique sur le marché d’aujourd’hui est très large. Il nous faut des repères pour mettre en perspective ce qui distingue l’art contemporain de l’art commercial et éviter ainsi de parler d’art génial ou d’art raté mal à propos.
Le vrai art, celui du Beau
"J’adore ça ! C’est tellement beau !!!" Ce commentaire jaillit spontanément devant une œuvre qu’on aime. L’idée qu’on se fait du Beau n’est cependant pas innée, elle est inculquée. Dans la culture occidentale, on intègre très tôt, à notre insu même, les critères du Beau issus de l’art grec ancien. Ils ont fait école jusqu’au XXe siècle et permettent encore aujourd’hui à un grand nombre d’amants de l’art de distinguer l’art, à savoir le vrai art, de ce qui n’en est pas, c’est-à-dire de ce qui à leurs yeux est de l’art raté.
Le Doryphore de Polyclète illustre au mieux le style beau de l’art grec ancien. La règle principale étant de reproduire la belle nature. Imiter la nature, c'est imiter l'ordre, la perfection, la beauté idéale, quitte à reconstituer la femme idéale en réunissant les plus belles parties anatomiques de plusieurs modèles, comme l’a fait Raphaël pour le Triomphe de Galaté. Les codes classiques ont en effet été développés à son époque, à la Renaissance, par la première académie des beaux-arts, à Florence en Italie. Ils ont culminé en véritable système en France à partir du XVIIe siècle. Nicolas Poussin est alors l’artiste à imiter et la perspective linéaire la seule à employer pour donner l'illusion que ce qu'on voit est la réalité. L’art du Beau met l’accent sur la ressemblance. Les masques mortuaires en cire, enregistrant les traits du défunt qu’on peignait par la suite —une pratique qui remonte à la plus haute Antiquité et qui a perduré jusqu’au XIXe siècle—, ont été, selon Pline, la réalisation la plus achevée de la vraie peinture, d’autant qu’ils étaient doublés d’un sens sacré.
Dans les autres formes de création, la recherche de la beauté idéale exige d’accorder la ressemblance avec : la perfection des proportions, l’harmonie de toutes les parties, la souplesse des contours, la symétrie, l’ordre, une grande retenue dans l’expression du sentiment.
L’art du Beau est devenu synonyme d’art académique parce que c’est l’Académie qui a imposé ces codes classiques aux artistes comme condition de reconnaissance publique, sans compter que ces règles strictes servaient, croyait-on, à promouvoir les valeurs morales. William-Adolphe Bouguereau en sera un des derniers porte-étendard.
Transgression des codes et modernité
Ce ne sont cependant pas tous les artistes qui se plient aux diktats de l’Académie. Dans la première moitié du XIXe siècle, émerge en parallèle un art qui fait place à l’émotion, comme celui d’Eugène Delacroix dans Mort de Sardanapale, ou au réalisme de Gustave Courbet. Des sujets plus modernes comme la politique contemporaine font leur apparition et le grand format normalement réservé aux récits historiques ou mythologiques commence à être utilisé pour d’autres sujets. Ces transgressions minent dangereusement les codes classiques. Ce sont cependant une série de révolutions qui amènent les artistes à repenser l’art à partir des années 1850 :
- L’invention du tube de couleur et l’accès au transport ferroviaire font sortir les peintres de l’École de Barbizon de leur atelier pour aller travailler « sur le motif », c’est-à-dire en plein air.
- L’ouverture du Japon au commerce extérieur entraîne la diffusion de l’estampe japonaise avec ses motifs, ses perspectives à étagement ou autres et ses cadrages inédits, comme on en trouve, par exemple, dans Maple Leaves at the Tekona Shrine at Mamma d’Ando Hiroshige, et dont s’inspirera Edgar Degas.
- Les découvertes en optique, établissant que la couleur n’existe pas en soi et dépend plutôt de la lumière, pavent la voie à l’impressionnisme.
- La photographie dame le pion à la peinture pour ce qui est de la ressemblance, assenant le coup de grâce à l’art académique.
Les peintres Édouard Manet, Edgar Degas, Renoir et Claude Monet sont au cœur du virage amorcé par l’art à leur époque. Il faut savoir que leurs propositions ont choqué avant de s’imposer à leurs contemporains.
Art moderne
L’onde de choc de la modernité se poursuit dans l’art moderne qui s’étend des années 1900 jusqu’aux années 1960. Faisant corps avec son temps, l’art se transfigure pendant ces décennies. Mais les années 1900-1920 sont particulièrement prolifiques en mouvements et artistes d’avant-garde qui vont le transformer radicalement de façon durable :
Les fauves, dont Matisse et Van Dongen, injectent leur peinture de couleurs vives et contrastées.
L’art figuratif des expressionnistes allemands, dont Kirchner et Pechstein, impose l’expressivité par la couleur, mais aussi par la ligne.
L’expression d’émotions intenses a des antécédents historiques comme Roettgen Pietà, une œuvre du XIVe siècle. Faite pour la dévotion privée, elle invite à entrer en transe devant un Jésus mutilé, déformé, sans beauté divine.
L’Italie n’est pas en reste historiquement en matière d’art expressif : Pietà de Cosmè Tura (1460) présente des personnages aux traits émaciés, sans recherche aucune de beauté idéale. Autre exemple, dans Sainte Marie Madeleine (vers 1457), Donatello rend bien la sauvagerie de Marie Madeleine — elle a vécu seule dans le désert, indifférente à l'apparence. Le côté terrible de l’œuvre vise à secouer le spectateur.
Le cubisme, créé en tandem par Pablo Picasso et George Braque, retient les leçons du grand maître Paul Cézanne : couleurs restreintes et construction par les formes géométriques (sphère/cône/cylindre).
Les futuristes Italiens pour qui la vraie beauté vient de la science —une automobile est à leurs yeux la plus belle des œuvres— ont représenté le mouvement en peinture (Luigi Russolo) et en sculpture (Umberto Boccioni).
Pionniers de l’art abstrait, Mondrian veut susciter une émotion esthétique en représentant une nouvelle beauté universelle, Kandinsky applique un principe essentiel en art, selon lui, celui de la nécessité intérieure et Malevitch passe par l’abstraction pour développer sa vision métaphysique de la pure sensibilité en art.
Artiste majeur en totale rupture avec l’histoire de l’art, Marcel Duchamp fait du « ready-made », un objet manufacturé, une œuvre d’art. Il établit que le concept est plus important que la forme et que tout peut faire l’objet d’un processus artistique.
L’art contemporain des années 1960 à aujourd’hui prend largement racine dans cette création plus que centenaire.
Art contemporain
Parler d’art contemporain, c’est référer à l’époque actuelle, celle de nos contemporains des années 1960 à aujourd’hui. Mais c’est également référer à un type de recherche, un art qui s’adresse à l’intellect et un art de l’expérimentation. En art contemporain, l’artiste ne se définit souvent plus comme peintre ou sculpteur. Il utilise la peinture, la sculpture, la vidéo, la photographie, l’installation, la performance, pour nommer les modes les plus connus, afin de créer un nouveau langage au moyen de techniques inédites ou des nouvelles technologies. Ses œuvres sont faites d’une multiplicité de médiums, du néon aux matières organiques en passant par les enquêtes sociologiques. Il fait feu de tout bois. Cette pluridisciplinarité et cette créativité débridée sont recherchées par les galeristes quand vient le temps de choisir un artiste émergent à représenter.
L’art s’est transformé, modelé par notre époque. Il est de notre temps. Il véhicule les idées d’aujourd’hui, les prises de position politiques, sociales ou écologiques de l’artiste, mais aussi sa réflexion sur l’art. L’œuvre d’art contemporain porte le plus souvent un message ou la vision du monde de l’artiste. Même s’ils sont concernés par les questions d’esthétique, les artistes ne cherchent plus à faire du « beau », ce qui ne les empêche pas de rendre hommage dans leurs œuvres à un maître qui observait la règle classique à son époque. D’une façon ou d’une autre, l’œuvre d’art contemporain vise à faire avancer les idées et à faire réfléchir de façon différente que ce soit sur l’art lui-même ou sur le monde.
On peut tout de même trouver qu’une œuvre d’art contemporain est belle, mais la beauté n’est plus un critère, encore moins un but. Ce qui fait dire à plusieurs que l’art contemporain est rébarbatif et même laid. C’est que, comme aux époques précédentes, on persiste toujours à condamner l’art contemporain de son temps. Nous l’avons dit, le concept du Beau a la vie dure. Il a traversé les siècles et persiste encore dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains. De plus, nous avons intégré les innovations de l’art du XIXe siècle au point de trouver belles des œuvres critiquées à leur époque précisément parce qu’elles ne respectaient pas la règle du Beau. C’est donc dire qu’il faut se laisser apprivoiser, ce qui nécessite simplement un contact plus régulier avec le nouvel art.
L’art contemporain est un art qui demande au spectateur de prendre le temps de s’arrêter et d’examiner attentivement la proposition artistique afin d’en décoder le message. Les clés d’interprétation sont souvent à notre portée puisque nous vivons dans le même monde que l’artiste. Les œuvres ont plus de profondeur qu’il n’y paraît à première vue. Cependant, dans bien des cas, il est nécessaire d’obtenir de l’information sur le parcours et l’intention de l’artiste pour apprécier pleinement son travail et y prendre goût. L’art contemporain se distingue du simple décor ou de la publicité en ce qu’il exige un certain effort, mais la récompense est grande : un dialogue sans fin peut s’établir avec une œuvre, nourri par notre propre réflexion, nos perceptions et nos émotions.
Qui décide qu’une œuvre est de l’art contemporain ? La communauté des historiens et critiques d’art, des commissaires d’exposition, des professeurs et étudiants en art, des revues d’art, des conservateurs de musées et des galeries branchées. Plusieurs se demandent quoi rechercher dans l’art contemporain, sur quels critères se baser pour évaluer la pertinence d’une œuvre. Sans prétendre faire le tour de la question ou devoir retrouver l’ensemble des critères suivants dans la même œuvre, disons que dans une œuvre réussie :
- Il y a un équilibre entre le travail formel et le travail intellectuel.
- La vision de l’artiste est ambitieuse.
- L’intensité, l’expressivité sont développées au maximum et on sent l’énergie.
- L’œuvre étonne, il peut s’en dégager une certaine magie.
- Des images fortes nous restent.
- L’œuvre dépasse le discours prévisible.
- Loin de donner une impression de déjà vu, elle se démarque par son originalité.
- Plus on la regarde et plus on y trouve d’idées.
- Elle présente néanmoins quelque chose de personnel à l’artiste.
- Une telle œuvre nous donne un accès privilégié à l’esprit du temps.
Avoir de la profondeur ne signifie pas qu’il faut tout prendre au sérieux. On a le droit de s’amuser ! Le Musée d’art contemporain de Montréal a présenté une œuvre de Marie Lou Lemmens et Richard Eby intitulée Les prophètes, qui consistait en une table de treize mètres de long sur laquelle étaient disposés des graphiques en 3D, faisant référence à la croissance, au chômage et à la dette, faits de petits objets simples comme des cure-dents. Par le titre donné à l’œuvre, les artistes interrogent avec humour les nouveaux prophètes que sont les économistes.
Art commercial
Parallèlement à l’art contemporain, il se fait beaucoup d’art commercial. Cet art « contemporain », en ce qu’il est également de notre époque, se distingue nettement de l’art contemporain « de recherche » dont nous venons de parler. Plus académique, l’art commercial ne se soucie pas de faire avancer le discours sur l’art. Dans l’art commercial, la ressemblance est de mise. Nous bouclons ainsi la boucle avec l’art du Beau. En effet, les codes classiques retrouvent ici force et vigueur. Cet art a spontanément la faveur du grand public qui y trouve des thèmes où le charme (les superbes scènes champêtres des peintres du dimanche en donnent une idée) et la sensualité (pensons à Corno) ont la primauté. Cet art du Beau ne casse rien. Il ne vise pas la réflexion, mais plutôt le cœur et les sens. Il séduit à la fois par les qualités esthétiques de l'image et par la simplicité de son message. La lecture au premier degré et le coup de cœur l’emportent. C’est l’art aux couleurs apaisantes ou vivifiantes qui se prête bien au jeu de l’agencement avec celles du mobilier.
Il n’est pas toujours évident de faire la différence entre l’art dit « contemporain », plus intellectuel, et l’art plus commercial. Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc. Certaines œuvres d’art contemporain peuvent être plus racoleuses que de l’art commercial quand l’artiste répète sans vergogne une recette à succès. À l’inverse, les œuvres d’Andy Warhol, par exemple, ont révélé leur profondeur après avoir d’abord été qualifiées de superficielles et de faciles. Avec le recul, force a été d’admettre qu’avec sa commercialisation de l’art, Warhol a présenté un brillant miroir de notre temps. Il n'avait aucune réserve quant à l'utilisation de médiums non traditionnels considérés comme de l’art commercial surtout s’il était publicitaire. Il a déclenché une révolution dans l'art en étant parmi les premiers, sinon le premier, à faire une œuvre avec un fax en collaboration avec deux autres artistes, à utiliser le polaroïd et la vidéo et à employer l'affiche et la carte postale comme supports. Warhol a ouvert la voie aux jeunes artistes en établissant qu’ils ne sont pas obligés de faire de la sculpture, de la gravure, etc., et que le médium ne contredit pas le message. En fait, le médium importe peu.
Comme Warhol, Keith Haring a vu dans l'utilisation de supports populaires une façon de rendre l'art accessible. Il avait commercialisé son travail en ouvrant un « Pop Shop » sur la rue Lafayette, à Paris, que sa fondation a maintenant transformé en boutique en ligne. Pour lui, il n’y avait pas de contradiction entre l'art commercial et l'art reconnu —les artistes du XIXe siècle, comme Toulouse Lautrec, n’ont-ils pas élargi leur pratique ?—. Haring et Warhol ont été au diapason de l’art contemporain spécialement par le débat d’idées qu’ils ont suscité.
L’art contemporain est sanctionné par une élite du savoir sortie du même moule universitaire, ce qui fait dire à certains qu’en répondant aux attentes de comités d’experts pour obtenir reconnaissance et subventions, les créateurs d’aujourd’hui s’assujettissent à de nouveaux dogmes qui les embrigadent autant que les codes classiques des Académies d’autrefois. Mais les artistes n’ont pas dit leur dernier mot. L’infusion dans la création artistique de disciplines étrangères à l’art visuel comme la philosophie, la linguistique et la philologie, les études féministes ou les sciences des religions ainsi que la nouvelle mixité avec les arts de la scène, les arts numériques et les arts visuels d’autres horizons culturels vont faire prendre à l’art actuel des directions inattendues qui pourraient conduire à le redéfinir. En tous les cas, l’avenir est grand ouvert et très prometteur.
S’il y a une chose à dégager de cet exposé, c’est qu’on a tout à gagner à dépasser nos a priori et nos jugements de valeur à l’emporte-pièce. Vous avez parfaitement raison d’aimer ce que vous voulez, qu’importe ce que c’est. Il faut parfois juste se donner la peine d’être plus curieux. La fréquentation de l’art contemporain, et en particulier de l’art émergent, amène à nuancer le propos. Il est possible de prendre conseil et de se faire guider sans s’en laisser imposer. En dernier ressort, votre choix sera nécessairement le bon, étant celui qui rejoint le mieux votre sensibilité personnelle à ce moment précis. Il faut juste savoir à quelle enseigne vous logez et l’assumer frontalement, tout en gardant l’esprit ouvert.
Head image: Triumph of Galatea by Raphael