"Marché de l’art - Chapitre 3 - Les méga collectionneurs d’art contemporain"
On les sait riches à craquer et, de fait, bien des mégacollectionneurs font partie du cercle fermé des multimilliardaires. Le magazine Forbes avait donné une idée de ceux qui possèdent les plus grandes collections. Pour celles valant plus de 700 millions de dollars, des noms pour ainsi dire inconnus du grand public comme celui de Leon Black, champion de l’investissement dans des entreprises non cotées en bourse et de Steven Cohen, engagé dans le capital de risque. Pour les collections dépassant le milliard de dollars, il y a Philip Niarchos, armateur grec, et Ronald Lauder, le fils des fondateurs de la célèbre marque de cosmétiques Estée Lauder.
D’autres noms jouissent d’une plus grande notoriété comme celui de François Pinault, associé aux marques de luxe. Ce qu’il y a de particulier avec Pinault et d’autres comme lui, c’est que leur collection personnelle se retrouve maintenant dans l’espace public. Ces richissimes collectionneurs ont en effet ouvert des musées pour loger leur collection.
Avant toute chose, une question d’image
En ouvrant leurs propres musées, ces collectionneurs font un retour aux valeurs de la Renaissance du mécène qui veut s'affirmer socialement. Ils mettent en scène leur propre personne dans l’environnement artistique de leur choix. Cette mise en scène sert de cadre à des combats de coqs, comme celui auquel se sont livrés François Pinault et Bernard Arnault pour le contrôle de la marque Gucci et qui a fait couler beaucoup d’encre. Le journal Le Monde les avait qualifiés d’ « ennemis intimes ». Cette inimitié réelle a fini par prendre fin après des années d’affrontement. Les deux se font maintenant concurrence sur le terrain de l’art, à coup de musées, d’œuvres et d’événements spectaculaires.
Les amateurs d’art en profitent accessoirement. Plusieurs musées privés offrent l’accès gratuit, un vrai cadeau. D’autres, par contre, espèrent s’autofinancer un jour en exigeant un prix d’entrée comparable à celui des musées nationaux, généralement de 15 à 25 dollars. Bien entendu, le mégacollectionneur a tout de même la générosité de partager avec le public des œuvres d’artistes de renom, inaccessibles autrement.
Le nombre d’œuvres d’artistes vedettes impressionne. Rien à redire sur la qualité de celles-ci, puisque des équipes d’experts repèrent d’excellents éléments, souvent hors du commun.
Cependant, le bât blesse à plus d’un égard.
D’abord, le choix d’œuvres reflète uniquement le goût du collectionneur et sa vision personnelle de l’art. La décision d’achat n’a rien à voir avec la démarche scientifique du conservateur d’un musée normal. Les mégacollectionneurs ne se soucient pas de la place de l’œuvre dans l’histoire de l’art. Ils ont également tendance à opter pour des œuvres plus faciles à expliquer et des médiums plus faciles à exposer. La rigueur de collectionnement d’un musée n’est pourtant pas une affaire de goût ou de facilité. Les vrais musées ont pour rôle essentiel de retenir les éléments qui sont des marqueurs de l’histoire de l’art ou qui pourraient en dessiner le parcours éventuel. Ils recherchent les meilleurs éléments, c’est-à-dire l’art le plus représentatif d’une période, d’un mouvement, d’une avancée, tous les médiums pris en compte. Cela peut les amener à accepter des œuvres difficiles à montrer, des œuvres immatérielles, des installations complexes ou des œuvres qui posent des défis de conservation. Moins spectaculaires peut-être, les collections des musées nationaux donnent les repères esthétiques les plus valables. Ils permettent de situer les choix du mégacollectionneur.
Autre problème, la fondation qui chapeaute un musée privé n’offre pas la pérennité d’un musée national. En d’autres mots, elle peut faire faillite. C’est ce qui est arrivé à la fondation Peggy Guggenheim de Venise. Fort heureusement, le musée de la fondation a été repris par des intérêts américains. Une telle faillite peut être particulièrement dommageable pour les artistes qui sont en début ou en milieu de carrière. Ils risquent en effet de voir leurs œuvres bradées dans une vente en justice avec pour corollaire la dégringolade d’une cote qu’ils ont mis du temps, voire des années à construire.
Head image: Niterói Contemporary Art Museum, Rio de Janeiro, Brazil, by Condé Nast Traveler